Dominique Bondu

Directeur du CRL Franche-Comté de 2002 à 2011

Les Petites Fugues

2002 – 2021 : Voilà vingt ans que ce festival littéraire itinérant irrigue une région à dominante rurale, et fait découvrir et aimer la création littéraire contemporaine. Les « Petites Fugues », en allusion au beau film poétique du réalisateur suisse Yves Yersin, qui raconte les aventures d’un vieux valet de ferme qui achète un vélomoteur et prend goût aux escapades au grand dam de ses patrons.

Lorsqu’en 2002, avec toute l’équipe de salariés et de bénévoles du CRLFC (notamment Géraldine Faivre qui était déjà à son poste, François Migeot, le nouveau président), nous lancions ce projet audacieux des « Petites Fugues », il s’agissait de proposer à tous publics le meilleur de la littérature ; ou encore de réactiver l’exigence de « l’élitisme pour tous ». Pour cela, il fallut vaincre de nombreux obstacles, résultant des inerties institutionnelles et des préjugés professionnels, voire idéologiques. Heureusement, le ministère de la Culture, en la personne de Philippe Lablanche, ainsi que la Région Franche-Comté nous soutenaient fermement, en nous donnant les moyens financiers nécessaires.

Je présenterai brièvement la démarche au long cours, dans laquelle nous nous sommes engagés avec enthousiasme afin de rendre possibles ces « Petites Fugues ». Pour mener à bien cette aventure itinérante, nous nous sommes efforcés de travailler sur plusieurs obstacles majeurs jalonnant ce parcours.

Ainsi :

‐ Modifier les représentations dominantes à propos de la littérature contemporaine et de la lecture.
‐ Renverser l’habituelle dynamique territoriale centre / périphéries.
‐ Inverser la logique de l’offre et de la demande.
‐ Distinguer la qualité littéraire contre l’idée d’équivalence généralisée.
‐ Rompre avec l’illusion du pédagogisme.

‐ Les représentations de la littérature contemporaine sont marquées tout d’abord par l’ignorance : hormis quelques auteurs best sellers qui excellent dans la littérature-­marketing, une majorité d’écrivains créateurs demeurent complètement inconnus. Cette méconnaissance produit deux clichés entendus maintes fois : « un écrivain, c’est un homme mort » (cf. la littérature classique enseignée à l’école) ; « la littérature, c’est difficile et élitiste ; ça n’est pas pour moi » – en fait, ce qui nous est inconnu et non familier intimide et semble difficile.

Et concernant la lecture, combien de fois avons-­nous entendu cette réflexion : « Je n’ai pas le temps de lire ! » – en fait, ce temps solitaire, à l’écart du fracas du monde et qui requiert une concentration de l’esprit, paraît long et fastidieux, car il n’est pas en phase avec le rythme échevelé du monde actuel.

Aussi, multiplier des espaces-­temps de rencontres chaleureuses avec des écrivains vivants, donner des occasions de découverte d’œuvres inconnues, socialiser ainsi la pratique de la lecture et la connaissance de la littérature contemporaine : voilà ce qui a constitué l’âme des « Petites Fugues », contre l’académisme figé ou bien la foire médiatique.

‐ L’offre culturelle qui est concentrée dans les grands pôles urbains met à l’écart les habitants des territoires ruraux périphériques, qui doivent parcourir parfois de longues distances pour aller dans une librairie ou rencontrer un auteur ou encore assister à une lecture-spectacle. Il importe donc de renverser la perspective : non plus obliger les habitants à se déplacer vers le centre, mais aller avec les écrivains et artistes à la rencontre des habitants, là où ils vivent. C’est ainsi que peuvent se créer d’autres habitudes et aussi une familiarisation avec les arts et les lettres d’aujourd’hui. On conçoit dès lors que l’itinérance des « Petites Fugues » en fut une condition essentielle.

‐ Le modèle économique du marché est dominant. Ainsi faudrait-­il avoir une offre culturelle, littéraire qui réponde à la demande préexistante du public. Le problème, c’est que la demande sociale n’est pas une donnée préalable, c’est une construction sociale. Le plus souvent, elle se fait à travers les grands médias et donc est extrêmement restrictive et appauvrissante. Pour en finir avec cette logique appauvrissante, nous nous sommes donc attachés à construire une offre diversifiée de qualité, en invitant des écrivaines et écrivains, le plus souvent non médiatiques, et qui créent des œuvres multiples et variées.

‐ Nous avons parlé de qualité littéraire, ce qui postule contre une opinion trop souvent dominante qu’il existe une hiérarchie de valeur. Je m’autorise ici un témoigne personnel. J’ai été amené à animer durant cinq séances un séminaire sur la littérature contemporaine, auprès d’un groupe de doctorants en lettres et sciences humaines de l’Université de Besançon.

L’immense majorité de ces étudiants ignoraient tous les auteurs que j’évoquais (Pierre Michon, François Bon, Jean Échenoz, Annie Ernaux, Pierre Bergounioux, Pascal Quignard…). De plus, et surtout, ils se rangèrent derrière l’opinion exprimée par l’un des leurs : « Il n’est pas légitime d’établir une hiérarchie entre un poème de Baudelaire et une chanson de Johnny Hallyday. » Et d’affirmer que cette hiérarchisation n’est que l’effet d’une stratégie de distinction sociale imposée par la bourgeoisie. Cette opinion est la conséquence désastreuse de la vulgarisation de la thèse de Bourdieu sur la distinction (qui a d’ailleurs été cité au cours du séminaire). Mais en fait, cette instauration d’une équivalence généralisée résulte là encore de la réduction de la littérature et des arts à une logique marchande consumériste, à laquelle le temps libre du loisir se rapporte. Nous nous sommes donc constamment attachés à faire aimer des livres dont on montrait la qualité littéraire.

‐ Enfin, le dernier obstacle majeur sur lequel les « Petites Fugues » ont dû travailler : c’est la croyance dans les vertus du « pédagogisme », de la part de nombreux acteurs médiateurs culturels. À savoir : il faut commencer par du « facile » pour accompagner les gens vers du plus « difficile ». Or, il importe de montrer que la lecture, la littérature, c’est une aventure vers l’inconnu, c’est un parcours vers des terres nouvelles, et que cette aventure conduit à faire un pas de côté. C’est ce avec quoi on n'est pas familiers qui paraît difficile. Et pourtant l’expérience faite de la découverte procure un immense plaisir, alors que la répétition du même, du déjà-­connu, suscite l’ennui.

Au cours des dix premières années de leur existence, j’ai pu constater combien l’engouement était croissant. Durant ces 15 jours de novembre, nous avons ainsi pu réaliser jusqu’à environ 180 rencontres avec quelque 25 auteurs, dans des lieux très variés (établissements scolaires, médiathèques, librairies, théâtres, centres culturels…). Et ce fut pour toutes et tous une vraie fête de l’esprit !

Cette réussite s’obtint au prix d’un gros travail, orienté par quelques règles de méthode :

‐ Accompagner tous les acteurs locaux accueillant les rencontres, en leur permettant de les préparer longtemps en amont.
‐ Assurer une formation de celles et ceux – professionnels et bénévoles – qui réalisaient les rencontres, afin qu’ils jouent pleinement ce rôle essentiel de médiation avec les publics et les auteurs invités. Ce travail de médiation est une condition essentielle pour qu’une rencontre littéraire entre une écrivaine ou un écrivain, son œuvre et un public soit réussie : pour que quelque chose passe, il faut que quelque chose se passe ! Cela implique que la personne qui assure cette médiation puisse bien connaître – passionnément si possible – l’œuvre de l’écrivaine ou écrivain qu’elle accueillera en son lieu ; resituer cette œuvre dans la création contemporaine et ses auteurs ; et donc acquérir les livres de l’auteur invité, les lire et les diffuser auprès de son public, etc.

Il y aurait encore bien d’autres leçons à tirer de cette aventure qui fut pour moi mémorable. Mais j’en reste là pour n’être pas trop long.

C’est ainsi que nous avons pu proposer avec succès, faire connaître et apprécier des auteurs réputés difficiles tels que Valère Novarina, Antoine Volodine, Lydie Salvayre, Olivier Rolin, Maylis de Kerangal, François Bon